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Que faire quand on vit avec la peur vissée au ventre ?

Strange Fish -roman- par Tom Joad extrait 9

Publié le 21 Octobre 2012 par Tom Joad

La dernière fois qu’il s’éveilla la nuit était tombée. Il tenta timidement de se lever, mais la douleur était trop forte, et sa détermination trop faible. Il resta donc un long moment immobile, laissant ses pensées aller à leur gré, et discerna finalement un lointain bruit de pas sur le goudron.

Peu après, il fut soulevé puis déposé sur une surface aux bords relevés plutôt inconfortable, qui devait être le plateau d’une brouette. Il faillit dire qu’on devait absolument le remettre dans le fossé, qu’il s’y sentait bien et se débrouillait très bien tout seul, mais il ne réussit à émettre que quelques sons inarticulés. La brouette démarra, en couinant à chaque tour de roue –décidément, personne dans ce pays ne songeait à entretenir son matériel- et en attaquant durement les nids de poule et autres bosses de la route.

Il sentit la nausée le gagner, et il employa dès lors la majeure partie de sa volonté à se retenir de vomir. Il ne voulait pas offrir à quiconque le spectacle de sa déchéance. S’il devait mourir ce soir, ce serait dignement.

Les deux hommes qui l’avaient mis dans la brouette restèrent silencieux un assez long moment, puis sans préambule ils se mirent à chanter. Ce n’était pas tout à fait un chant, en réalité, mais plutôt une sorte de long cri modulé qu’ils reprenaient tour à tour, au gré de leur fantaisie.

La complainte montait dans l’air vibrant de la nuit, se poursuivait dans les aigus avec un tremolo poignant, puis s’effondrait sur elle-même en se morcelant comme du verre, avant d’être reprise et rassemblée pour s’élever de nouveau...

Finalement elle se cala avec un très léger retard – obsédant car toujours le même- sur le couinement régulier de la brouette, utilisant sa pulsation pour se scander plus puissamment en rappelant la marche d’un homme ivre. Des sons articulés se mêlèrent au chant, puis des mots, puis des phrases entières.

Caddy crut vaguement reconnaître, dans cette litanie pénétrante et singulière, des bribes d’une chanson de ce bluesman noir mort quelques années plus tôt, et dont il ne pouvait se rappeler le nom. C’était ce gars dont on disait qu’il avait fait un pacte avec le diable pour pouvoir jouer et chanter si bien, et qui était mort dans des circonstances étranges...

« Le diable et moi nous marchions côte à côte... ce vieil esprit malin si profond dans la terre... »

Il fit un effort qui lui parut considérable pour se souvenir du nom de ce chanteur, comme si le trou que constituait cet oubli dans sa mémoire devait être pour lui une raison supplémentaire de souffrir.

Le plateau de la brouette sautait de façon imprévisible et meurtrissait ses reins et ses épaules, mais cela ne faisait que s’ajouter aux autres irradiations mauvaises qui parsemaient son corps et son visage. Rien d’alarmant, en somme. Il lui semblait en outre que la nuit le caressait amicalement de ses ailes diaphanes, passait ses longs doigts aériens dans ses cheveux et murmurait des paroles apaisantes à son oreille.

Le chant des « hommes de couleur » –à sa connaissance aucun blanc n’était capable de chanter ainsi- se profilait à l’arrière-plan de sa douleur. Au premier plan, et se mêlant intimement à son être, il y avait le message mystérieux et profond de la nuit. Caddy ne pouvait le comprendre comme il comprenait ce que pouvaient lui dire les autres hommes, mais il sentait son fluide entrer en lui et se diffuser dans ses veines, à la manière d’une potion bienfaisante.

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